mercredi 27 septembre 2017

Misfits (Carnets d’un retour au Québec – 3)



We're all dying aren't we. ... And we're not teaching each other what we really know, are we?
Roslyn (Marilyn Monroe), 
The Misfits de John Huston, 
scénario d’Arthur Miller, 1961.

*

J'étais assise sur le banc public qui se trouvait devant le métro Outremont, attendant le bus qui tardait, lorsque je l’ai vu s’avancer vers nous (nous, c'est la femme assise sur le banc à ma gauche et moi) depuis l’autre côté de l’avenue Van Horne.

Ce sont ses vêtements que j’ai d’abord remarqués : il était vêtu tout de gris et de noir, mais son pantalon comme son sweat-shirt avaient quelque chose de mou, de flasque, quelque chose qu’on reconnaît quand on sait à quoi ressemblent les vêtements de ceux qui n’ont pas d’eau pour se/les laver. Ses cheveux d’un noir de jais étaient sales et un peu longs.

Il était grand et mince, et il devait avoir mon âge, voire moins que mon âge. Il était beau d’une beauté à la Gregory Peck ou non, non, je sais, à la Anthony Perkins… Oui, c’est ça : Anthony Perkins en tenue de sport élimée, avec cette grâce infinie qui était la sienne même dans la déchéance, mais Anthony Perkins qui aurait boité de manière un peu inquiétante, qui avancerait en se tenant péniblement la jambe gauche. Qui marcherait tête basse et avec, sous les longs cils noirs, des yeux d’un bleu céruléen.

Il s’avançait donc vers le banc où moi et la dame à ma gauche étions assises, et mon ventre se nouait à mesure qu’il approchait parce que je sentais le malaise grandissant de la femme, qui s’agitait à côté de moi (« Oh non il ne va quand même pas venir s’asseoir là! », pensait-elle peut-être), et parce que je voyais combien il devait avoir mal à la jambe.

Il s’est effectivement assis à ma droite, comme replié sur lui-même, comme s’il s’agissait du comportement à adopter pour montrer aux gens comme la dame et moi que non, il n’y a rien à craindre, qu’on fait partie de « ces gens-là » mais qu’on est modeste et discret comme il se doit, que si on pouvait on ferait même semblant de ne pas vraiment exister, mais que là on a mal et qu’on a vraiment besoin de s’asseoir un instant.

Je sentais la fatigue qui émanait de lui, et cette résignation à poser des gestes pour rassurer les regards des gens ordinaires. Ces gestes dont je sais aujourd’hui, pour avoir côtoyé, fréquenté et aimé des gens dans la situation de cet homme, qu’on ne peut les faire qu’au prix d’une extrême violence contre soi-même, qu’en acceptant une humiliation dévastatrice, qu'en étouffant sa propre colère, qu’en se pliant aux regards inquiets, dégoûtés, apeurés, pour les calmer, pour les apaiser, pour acquiescer au fait qu’ils ne vous jugent pas comme un égal, que vous n'êtes pas comme eux.

Je me suis alors dit: « ma fille, tu ne vas quand même pas faire comme si, pendant tes douze ans en France, tu n’avais pas vu ce que tu as vu, connu qui tu as connu, et appris ce que tu as appris sur les personnes qui se trouvent dans la situation de cet homme. Tu ne vas pas faire comme si tu ne savais pas parfaitement que la seule chose qui te distingue de lui, c’est le caprice du destin dans sa distribution des chances et des baffes. »

Je me suis retournée, je lui ai souri. Il m’a regardée et j’ai vu que ses yeux étaient, effectivement, incroyablement bleus, et qu’il était encore plus beau qu’Anthony Perkins.

Pendant que je pensais à tout ça, il s’était allumé un mégot de cigarette (sans doute trouvé sur le trottoir), et j’ai regretté de ne pas en avoir à lui donner dans mon sac, de vraies clopes toutes neuves et toutes propres. Il a agité la main pour éloigner la fumée de moi et m’a dit « pardon », j’ai répondu « mais non, il n’y a aucun problème », et je lui ai souri de nouveau. Il m’a souri en retour. J’avais envie de plonger dans ses yeux.

La femme a côté de moi commençait vraiment à s’impatienter. Elle lui jetait des regards meurtriers. J’ai eu l’impression qu’elle l’intimait de quitter ce banc, où décidément on n’avait pas le droit d’être quand on avait cette odeur, cette apparence, ce grain de folie désespérée teintée d’une colère bien contenue dans le regard bleu. Elle a fini par se lever en soupirant bruyamment et par s’éloigner, montrant bien que ce n’était pas normal, que ce soit à elle de se lever.

Je ne lui en ai pas voulu ni ne l’ai détestée. Je sais pertinemment maintenant qu’il suffirait de peu pour qu’elle regarde cet homme, et tous ceux dans sa situation, autrement. Peut-être qu’elle tombera un jour sur ce texte, qui sait?

Après qu’elle s’est levée ainsi, je savais que mon Anthony Perkins ne se formaliserait pas spécialement, qu’il devait avoir l’habitude de ça. Nous nous sommes regardés, nous avons tous deux levé les yeux au ciel, souri en haussant les épaules, soupiré bruyamment.

Le bus est arrivé, je lui ai souhaité une bonne journée. Il m’a marmonné quelque chose que je n’ai pas compris. Je me suis dit que la prochaine fois que j’irais à ce métro attendre ce bus à cette heure, j’aurais dans mon sac des clopes et de l’eau, un truc à manger, que sais-je.

Je suis montée dans le bus et le poids de tout ce que j’ai vu en France depuis que j’ai pour la première fois mis le pied dans une allée de bidonville, il y a 5 ans, près de Lyon, est remonté pour se loger dans ma gorge.

Le poids de l’absence des personnes que j’ai connues là-bas, avec qui j’ai noué des liens, que j’ai vues traverser l’enfer, entre les bidonvilles, les tentes dans les parcs ou sous les bretelles d’autoroutes, les gymnases municipaux, les squats… Ces personnes que j’ai accompagnées et qui m’ont accompagnée.

Le lendemain de cette rencontre avec mon Anthony Perkins du métro Outremont, j’ai fait un appel vidéo avec V et ses enfants, qui ont maintenant un appartement et donc des lits, de l’eau, de l’électricité, à manger. V que j’ai rencontrée dans une cabane de bidonville et qui a connu la rue, les squats et la misère de manière ininterrompue pendant des décennies. V pour qui le plus beau cadeau était un paquet de cigarettes Winston. V qui me confiait que quand on lui disait un truc du genre : « Mais vous êtes pauvre, la première chose que vous devriez pourtant faire, si vous étiez un peu maline, c’est d’arrêter de fumer et de boire tant de café ! », elle avait envie de répondre qu’elle était pauvre, certes, mais qu’elle n’était pas débile pour autant. « Il pense que je ne sais pas que c’est pas bon pour moi, ou quoi ? C’est sûr que je le sais, mais tu lui donnes ma vie, tu lui dis d’arrêter la cigarette, il trouve ça facile, tu crois ? Je sais que c’est pas bon, mais c’est tout ce que j'ai quand j’ai trop le stress, quand c'est trop dur. »

Je lui apportais des paquets de Winston tout neufs et lui arrachais des mains les mégots qu'elle avait recueillis sur le trottoir. Nous fumions ensemble et si nous étions dans sa cabane et qu'elle avait de quoi faire un feu et une vieille cafetière, elle me faisait une tasse de ce café dont elle a le secret, le meilleur que j'aie bu de ma vie.

Quand j’ai annoncé, en France, que je revenais vivre au Québec et que de quitter V, et toutes les autres familles roms sans domicile ou en difficulté que j’avais connues depuis 2012, certaines personnes m’ont répondu (et je pense que j’ai moi-même eu le réflexe de me dire) : tu trouveras bien une autre cause pour laquelle militer une fois rentrée au Québec. Les causes d’indignation et d’engagement ne manquent nulle part.

C’est vrai. Je le sais. Mais le problème est le suivant : V et les enfants ne sont pas une cause, ils ne sont pas remplaçables. Trouver une autre « cause » à défendre, serait le méconnaître. Serait tenter de pallier le fait que leur absence me fait mal par un engagement-sparadrap, une militantisme… égocentré ?

Je ne sais pas. Je ne trouve pas les mots. Sinon pour dire que je suis en deuil. Que j’ai besoin de temps.

Quand j’ai rencontré V, en décembre 2012, alors qu’elle vivait sans électricité et sans eau dans un « bidonville rom » de la région lyonnaise, je suis rentrée chez moi avec l’envie de témoigner de ce que j’avais vu, et d’aider ces personnes au quotidien. Poser des gestes concrets (ou du moins d’essayer de comprendre quels gestes il était souhaitable, selon eux, que je pose), et rendre compte de ce que je voyais. L’engagement, la cause, le militantisme, du moins les miens, sont là : dans le mince fil sur lequel je marche, équilibriste en apprentissage, depuis cinq ans, entre les relations d’affection avec des gens dont l’expérience est si différente de la mienne (des gens qui ne sont en aucun cas interchangeables), « l’expérience du terrain » que rencontrer ces gens m’a permis et qui m’a ouvert les yeux sur, je suppose, leur cause, oui, à eux et à bien d’autres, leur cause qui en effet est tristement universelle, leur cause que j’ai retrouvée de l’autre côté de l’océan, partout dans les rues de Montréal.

Partout dans les rues de Montréal et jusque devant le chic métro Outremont, sous des traits si différents de ceux de mes amis roms de Lyon, mais tout aussi singuliers et uniques, la misère et le prix qu’elle fait payer, tous les jours, même à un jeune homme magnifique qui aurait pu être Anthony Perkins si ses yeux avaient été moins bleus.



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