jeudi 20 novembre 2014

Chaleur (Histoires de Roms 27)

Il y a ce souvenir qui te revient parfois, par exemple dans ces périodes où les discours d'exclusion  s'appuyant avec leur malhonnêteté habituelle sur telle conjoncture, tel fait divers, ou sur la complaisance de certains de ceux qui tiennent les micros et les caméras, ou encore sur un énième cirque électoral   semblent revenir et revenir et s'enfler, et s'enfler jusqu'à donner l'impression de tout balayer sur leur passage. Ressac nauséabond. 

*

C'est le mois d'août.
Il fait étonnamment chaud pour une journée de fin d’été. L’air est compact et écrasant.
À vélo, tu rentres du squat où Fabian et Clara ont été accueillis, avec deux autres familles roumaines, par une bande de jeunes Français qu'on dit anarchistes, un peu comme si c'était là une insulte. 
Au milieu des bouchons de fin d’après-midi, sur un boulevard commercial aux immeubles dont les façades vitrées semblent refléter et décupler la chaleur, tu as l’impression d’être encaissée dans l’atmosphère. Tu sues. Tu souffles. C’est comme pédaler au fond de l’océan.
Dans le panier de ton vélo, le cadeau que Fabian et Clara ont tenu à t’offrir, et qui t’inquiète, car cela doit rester au frais, voire au froid, et qu’avec cette chaleur, les bouchons sur le boulevard, trop de vélos, trop de piétons, trop de voitures, rentrer chez toi va te prendre deux fois plus de temps que d’habitude.
Aujourd’hui tu as rencontré certains de ces jeunes qui ont organisé l’occupation de l’immeuble désaffecté où Clara et Fabian ont obtenu une chambre il y a quelques semaines. Au moment de l’expulsion qui a suivi l’incendie de la grande usine désaffectée où ils avaient construit leur plus récente petite cabane, incendie qui a causé la mort d’une jeune femme et d’un garçon de 11 ans, des dizaines de personnes se sont encore trouvées à la rue. Se sont de nouveau (les plus chanceuses après une petite semaine à l’hôtel), éparpillées dans la cité, se greffant à des squats ou à des bidonvilles déjà existants, cherchant à en créer d’autres… Tu ne sais pas comment les choses se sont dites entre eux et la grande fille costaude aux cheveux teints en rose qui t’a offert le café aujourd’hui au squat "chez Rita"...  Comment se sont-ils trouvés? Qui a parlé le premier? Fabian, dégourdi et affable, lui a-t-il demandé si, à tout hasard, il y avait dans cet immeuble des places pour eux? Est-ce elle qui leur a dit : "Venez, je suis à un endroit où il y a de la place pour vous, suivez-moi, je vais vous aider"?  
Quoi qu’il en soit ils sont là, et on leur a attribué une chambre dans cet immeuble de plusieurs étages. Au rez-de-chaussée, pour ménager la santé fragile et les jambes souvent enflées de Clara. Et quand on entre dans le hall transformé en salle commune pour leur rendre visite "chez eux", on découvre d'abord une pièce chaleureuse où se trouve une grande table, quelques canapés, deux ou trois lits pour accueillir en urgence ceux qui en ont besoin mais à qui, pour l’instant, on n’a pas pu attribuer de chambre. Clara et Fabian y ont d’ailleurs passé deux ou trois semaines, à leurs débuts "chez Rita". Tout au fond, une cuisine a été aménagée, et on propose aux visiteurs café, coca, jus – ici il y a l’eau courante et l’électricité. 
Le squat est géré par une bande de jeunes sdf qui sont aussi des militants très au fait de leurs droits et des recours qui se présentent aux gens dans leur situation. Parmi ceux qui te saluent ce jour-là pendant que tu bois ton café, tu crois comprendre qu’il y a des jeunes qui ont été mis à la rue parce qu’ils sont homos, ont un problème de dépendance à la drogue, ont des piercing, des cheveux bleus, se sont rebellés d’une manière ou de l’autre, ont fugué. Des jeunes brisés, au sourire triste mais ouvert. Dans leurs regards on devine les épreuves, la blessure de l’exclusion, et le désir de reformer quelque chose comme une famille d’adoption, aussi. Ici.
Tu discutes un peu avec eux. Ils sont timides et accueillants. Tu ne t’attardes pas trop, pour ne pas les déranger et parce que tu es ébranlée. Quand tu as fini ton café, Fabian te guide vers leurs quartiers, à Clara et lui.
Dans la pièce qu’ils occupent, comme à leur habitude, ils ont pris soin de meubler et de décorer. Il y a un lit, bien sûr, mais aussi une petite télé, deux chaises, une table et un frigo muni d’une section congélation.
C’est de là qu’ils extraient, ce jour-là, le cadeau qu’ils vous ont réservé, à toi et à ta famille : un rôti de porc qui leur a été offert, entre autres pièces de viande de qualité, par une bouchère du quartier qui s’est attachée à eux.
Après avoir passé une heure paisible et joyeuse en leur compagnie (comme cela arrive parfois lorsqu’ils trouvent un endroit où ils peuvent être tranquilles plusieurs semaines, voire plusieurs mois), tu repars donc avec ton rôti sous le bras, à la fois reconnaissante, rougissante et éberluée.
Tu le mets dans le panier de ton vélo, amoureusement, comme s’il s’agissait d’un bébé, et tu te mets en route,  dans la chaleur étouffante.
Le squat "chez Rita" sera évacué quelques semaines plus tard. Tu as encore des contacts presque quotidiens avec Clara et Fabian mais tu te demandes souvent ce que ces jeunes qui les ont aidés cet été-là sont devenus. 

*

Tu arriveras chez toi à temps pour remettre le rôti au congélateur. Et comme promis à Fabian et Clara tu le dégusteras un soir d’automne, en famille et avec deux potes à qui tu as souvent parlé d’eux, en buvant un verre de vin à leur santé. Et à la santé de ces jeunes exclus qui n'en ont pas moins décidé de créer un foyer d’accueil ouvert à tous, même à toi.





mardi 11 novembre 2014

Lettre d'une Gadji à une Tsigane (Histoires de Roms 26)

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitié, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié dont je parle, elles se mêlent et se confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent, et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : Parce que c'était lui, parce que c'était moi.
Michel de Montaigne, Essais, chapitre 28, livre 1.

*

Ma chère Cendrillon,
Ça y est, tout bientôt, ça fera deux ans que nous nous sommes rencontrées. Deux ans que toi et les tiens êtes entrés dans ma vie pour l'infléchir à tout jamais. Oui, infléchir, le mot est voulu. Dans mon esprit il s’accompagne de l’image d’une flèche, justement, celle qui représente en quelque sorte la ligne de ma vie, le tracé de mon passage ici-bas, une flèche qui a brusquement bifurqué, qui s’est jetée hors du chemin prévu pour aller courir follement et librement ailleurs, tellement ailleurs qu’il m’a fallu du temps pour me rendre compte que je ne marchais plus du tout dans le même paysage, vers le même but, ou du même pas. J’avance désormais dans un monde beaucoup plus laid, mais où brillent comme des diamants fous la beauté de notre lien et de toutes les solidarités qui, autrefois dans l’ombre, n'en finissent plus de se dévoiler à mon regard.
Avant, le monde, mon monde, était un tableau regardable, assimilable, digérable, dans les ombres duquel je soupçonnais en tremblant des monstres, tapis, invisibles, que j'espérais imaginaires, que je tentais d'oublier. Aujourd’hui c’est l’inverse. Ils ne sont plus dans l'ombre, ils sont au grand jour, et le monde est laid, mais je n’ai plus peur d'y vivre, d'y faire ma route, même sous leurs yeux, aux monstres bien réels, cette route où tu as désormais une place inviolable. Tu as chamboulé ma vie, Cendrillon, toi et tes amis, tes voisins, ta famille. Et de cela je ne te remercierai jamais assez.
Mais je parle trop de moi. Ceux qui me connaissent et ceux qui me lisent savent combien notre rencontre a été le début d’une révolution dans mon existence. Et peut-être commences-tu à le savoir, toi aussi?
*

Hier nous sommes passés chez toi avec mon fils et mon mari. Nous étions venus vous porter quelques manteaux et bottes pour les petits, de quoi acheter à manger pour la semaine, et prendre des vêtements à laver chez nous pour que les enfants puissent aller à l’école dans les prochains jours. 
Quand je suis entrée dans la cabane, où l'on était au chaud et comme dans un cocon malgré la pluie torrentielle de novembre qui se déchaînait dehors, trois des petites se sont jetées à mon cou pour m’embrasser. J’ai encore une fois mesuré combien ces baisers de tes filles me sont précieux. Je n’aurai jamais les mots pour décrire ce que ça vient chercher en moi, de sentir leurs petits bras autour de mon cou, de les entendre dire mon prénom, de les voir sourire de leurs petites dents de gamines. 
Tu te tenais debout devant le poêle qui chauffait, ces poêles fabriqués avec un vieux bidon de métal percé sur le dessus d’un trou pour faire passer une cheminée, et d’un autre pour enfourner le matériel à brûler. Ces poêles qu’il y a dans toutes les cabanes de tous les bidonvilles que j’ai connus. Tu étais debout là, au chaud, mais abattue comme je t’avais rarement vue. 
Mon cœur s’est serré et j’ai une fois de plus mesuré mon impuissance à vraiment te sortir de là. Et j’ai eu beau me dire que depuis que nous nous connaissons, je peux au moins penser que tu te sens soutenue, épaulée, que tu sais que même si je ne peux pas faire autant que je le voudrais, tout ce que je peux faire, je le fais, je le ferai. Que je ne te laisserai pas tomber. Qu’en deux ans tant de choses déjà ont changé. Que tu as maintenant la fierté de voir tes enfants aller à l’école, que tu parles tellement mieux le français, tellement que c’est maintenant parfois toi qui sers d’interprète à tes copines dans leurs démarches administratives. Que tu es devenue une autre femme. Que tu prends de plus en plus d’autonomie. Que pour les besoins matériels c’est loin d’être encore ça mais qu’en bidouillant, entre toi, moi, Anaïs et les quelques autres qui nous aident à veiller sur toi, on finit toujours par se démerder. Bref que non, je ne t’ai pas sauvée comme j’aurais aimé pouvoir le faire mais que oui, maintenant, je suis là pour rester, que tu le sais, que peut-être pour toi ça signifie quelque chose… 
J’ai eu beau me dire tout ça, en te voyant si triste, et incapable de retrouver le sourire malgré mes paroles de réconfort, je me suis posé la terrible question, celle qui sourd en moi depuis des mois, lancinante… Lui arrive-t-il de me détester, de m’en vouloir, de se dire non mais qu’elle me lâche, celle-là, elle ne pourra jamais comprendre, après nos rencontres elle rentre chez elle bien au chaud dans sa maison avec sa vie d’abondance et ce n’est pas moi qui l’empêche de dormir? 
Et je me suis dit : bien sûr! Bien sûr, que parfois tu dois en avoir marre de ma tronche de privilégiée, de mon incapacité à faire plus, du fait qu’en deux ans tu as eu beau avancer comme personne ne t’en aurait jamais imaginée capable, tu n’en habites pas moins dans une cabane et le soir, quand tes gamins rentrent de l’école, après avoir été toute la journée des enfants comme les autres, ils retrouvent ça, et ils doivent composer avec ce gouffre entre eux et les autres. Et moi qui vous connais depuis deux ans et qui tente de vous soutenir il m’arrive parfois d’aller jusqu’à oublier ça, parce que pour moi tes enfants sont comme les autres, et je les aime comme s’ils étaient mes neveux et nièces. Les enfants de Cendrillon, ma sœur.
Pouvons-nous espérer être amies malgré tout ça? Accepterais-tu de me faire cet immense honneur?
La question me jette parfois dans des abîmes de doute et de tristesse.
*
Et puis je me ressaisis et je me dis que tu es tout sauf une imbécile, toi, Cendrillon. Que tu sais pertinemment l’écart qui, malgré nous, se trouve entre nos vies. Que si aujourd’hui tu me fais le cadeau de m’accorder ta confiance, c’est que tu ne m’en veux pas. En tout cas pas la plupart du temps. Que tu me fais, à moi, cette charité-là : me pardonner d’appartenir à un monde si différent du tien, d’avoir mon adresse du côté du monde où vivent ceux qui vous refusent, à toi et tes enfants, l’accès à la dignité, à la sécurité, et à la paix. Et que s’il t’arrive parfois de te décourager devant le peu d’effet immédiat de ce que nous tentons d’accomplir, il t’arrive aussi, plus souvent, de savoir que toi et moi, c’est pour de bon, et que nous n’avons vraiment, mais alors vraiment pas fini d’avancer ensemble.
Peut-on parler d’amitié quand on est toi et moi, Cendrillon? Quand tant de choses devraient nous séparer? Quand tout devrait nous amener à nous mépriser l’une l’autre? Et pourtant, oui, c’est bien là, entre nous, la confiance, la tendresse, les rires même quand tout va mal, les confidences et les yeux qui disent, les miens aux tiens et les tiens aux miens, dans les moments légers comme dans les jours cauchemardesques : « Je sais. Je sais que tu es là. » 
Je n’ai pas rêvé tout ça, n'est-ce pas? C’est là. Et l’autre jour sur une photo de nous deux faite par mon ami Christian je l’ai vu. Sur ton visage, collé contre le mien, dans ce sourire que je veux croire à la fois espiègle et protecteur (sur la photo tu rigoles car tu m'a emprunté mes lunettes de soleil, trop grosses pour ton visage si fin et si délicat), au creux de ton bras que en as enroulé autour de moi, j'ai vu que j’ai peut-être bien raison de vouloir croire que l’amitié entre nous est possible. 
Je sais que tu ne liras peut-être jamais ceci. Tu ne lis pas le français. Mais peut-être un jour trouverai-je le courage de demander à quelqu’un de te le traduire. Et de finir la lecture, dans ta langue, par ces mots, non pas en t’appelant Cendrillon mais en disant ton vrai prénom qui est un secret entre nous : mon amie ma soeur, merci de m’accepter telle que je suis. Je t’aime.







mercredi 5 novembre 2014

Appel (Histoires de Roms 25)



« Hommes et femmes de bonne volonté, qu’attendons-nous ? »
Edwy Plenel*


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Au début, il y a avait moi, simple citoyenne dont ce n'était absolument pas (dont ce n'est toujours pas) le métier. Immigrée en France depuis quelques années. Œuvrant plutôt dans le domaine du livre, de l'écrit. Sensible aux inégalités sociales, mais pas à proprement parler engagée. Récemment mère. Exilée heureuse mais aussi parfois déchirée (un classique). Et il y avait ces nouveaux amis que je m'étais faits depuis mon installation, parmi lesquels Anaïs, qui s'impliquait auprès de familles roumaines vivant dans un petit bidonville derrière un restaurant KFC (lieu qui n'existe plus aujourd'hui.) Son engagement était source d'admiration, d'inspiration, il remuait profondément certaines choses en moi. C'était en décembre 2012. Je lui ai dit: "je veux t'y suivre".

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Il y a donc ensuite eu nous, Anaïs et moi, à partir du moment où elle a bien voulu que je l'accompagne dans ses visites hebdomadaires au "bidonville KFC". Ensemble, nous allions chaque semaine distribuer ce que nous avions pu trouver pour aider la dizaine de familles qui vivait là: couches pour les bébés, bougies pour s'éclairer le soir, vêtements, chaussures, lait, bouteilles d'eau, shampooing, savons, bassine pour laver le nouveau-né d'unetelle, pantalon pour untel, et même, une fois, un violon. Ces choses, nous les trouvions en faisant des collectes parmi nos proches, en fouillant dans nos placards, en investissant quelques euros (nous connaissions les meilleurs prix en matière de shampooing, d'eau minérale, de savons pour le corps)... Nous y arrivions à nous deux parce que le nombre de familles vivant sur ce terrain était très modeste, et parce que nous savions tous, eux comme nous, que sans pouvoir prétendre en faire assez, nous adoucissions quand même un peu leur quotidien. A l'échelle de l'océan, c'était une goutte d'eau, mais dans la vie par exemple de Nina, la petite fille de six ans qui avait maintenant des bottes de pluie et n'avait donc plus à marcher pieds nus en décembre, c'était plus que cela.

Un jour, il y a eu l'évacuation du terrain. Au printemps 2013. Tout ce petit monde s'est trouvé éparpillé. Nous savions où trouver certains d'entre eux, mais pas tous. Cendrillon, notamment, s'était embarquée avec son mari et leurs six enfants pour la Roumanie, deux jours avant le démantèlement du bidonville. Devançant le rejet, en quelque sorte. Fabian et Clara m'ont contactée par téléphone, et Anaïs et moi avons pu les suivre et les soutenir pendant les semaines suivantes. Cendrillon et les siens ont fini par revenir. Elle et Anaïs se sont retrouvées par hasard un jour dans un centre commercial, se sont jetées dans les bras l'une de l'autre, c'était en juin 2013. 

Cet été-là, dont j'ai passé une bonne partie en terre natale, au Québec, j'ai gardé contact par texto avec Clara et Fabian depuis Montréal, et Anaïs continuait son oeuvre auprès d'eux et de Cendrillon retrouvée, des enfants, de certains de leurs voisins, etc. Il faisait très chaud. Elle prenait chaque jour quelques enfants dans sa voiture et les emmenait à la piscine.

Cendrillon vivait alors dans un bidonville où se trouvaient près de 400 personnes. La moitié a été rasée par un incendie pendant qu'à Montréal, j'apprenais horrifiée le terrible accident ferroviaire de la petite ville de Lac-Mégantic, au cours duquel le déraillement d'un train bourré de pétrole brut léger a provoqué des explosions, rasant le centre-ville et tuant 47 personnes.

A Lyon, Cendrillon, son mari et les enfants ont échappé de justesse aux flammes. Leur petit chien, qui se collait la nuit contre les gamins et les tenait au chaud, a eu moins de chance.

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Quand je suis rentrée, je les ai tous retrouvés. Fabian et Clara avaient déniché une chambre dans un squat où un groupe de jeunes Français sans-abris avait décidé d'accueillir deux ou trois familles roumaines. Quant à Cendrillon et ses enfants, ils s'étaient réfugiés, avec quelques autres familles, sous une bretelle de périphérique, à même le béton, dans la suie et la fumée des pots d'échappement des centaines de voitures qui leur passaient pratiquement sur la tête chaque jour...

A cette époque-là, nous étions devenues trois. Notre amie Nicki, à qui nous racontions ce dont nous étions témoins, avait décidé de s'embarquer avec nous. Je n'oublierai jamais son émotion lorsqu'elle m'a raconté sa première visite sous le périph'. Parce qu'elle faisait écho à la mienne, bien sûr. Nous y allions, toutes les trois, pour distribuer des bouteilles d'eau et quelques denrées, pour récupérer des vêtements à laver pour eux, etc. Nicki s'était aussi rapprochée d'une autre famille, dont elle aidait à inscrire la fille aînée à l'école et qu'elle soutenait en tout, ou à peu près.

Non, nous étions trois qui étions six, car il y avait, soutiens de l'ombre, alliés indéfectibles, nos trois compagnons, prêts à faire chauffeurs, déménageurs, babysitters, confidents, psys, secrétaires...

Pire: en vérité, depuis Montréal et l'été 2013, nous étions trois qui étions six qui étions sept, car il y avait désormais aussi Christian, critique littéraire et chroniqueur québécois, qui avait découvert mon blog et dont j'avais découvert qu'il était également photographe. Nous avons lancé l'idée qu'il vienne en France rencontrer ces gens, les photographier dans le but d'illustrer ce blog, ou même, pourquoi pas, un livre que je leur consacrerais?

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A l'hiver 2013, Cendrillon et les siens avaient trouvé à se construire une petite cabane dans une usine désaffectée, tandis que Clara, Fabian et la famille aidée par Nicki s'étaient tous installés sur un nouveau petit terrain (qui n'existe plus aujourd'hui). Nous continuions à les suivre et à les soutenir autant que nos moyens, nos énergies et le temps nous le permettaient, mais en tentant d'aller un peu plus loin, c'est-à-dire 1. en aidant les parents à inscrire leurs enfants à l'école avec l'aide de l'association CLASSES, et 2. pour Clara par exemple, qui a des problèmes de santé chroniques, en trouvant, avec l'aide de personnes engagées chez Médecins du Monde, des débuts de solutions.

C'est ainsi que notre chemin a croisé celui de Gilberte, Geneviève, Elisabeth, Isabelle, Edmond, Henri, Blandine, Emilienne et les autres. Tous oeuvrant (et certains de métier), dans le domaine de la santé ou de l'éducation, pour les personnes que nous avions décidé d'aider.

Par le biais de ce blog, j'ai fait la connaissance d'autres personnes encore, voisines ou lointaines, qui m'ont offert de l'aide, donné des outils, fait parvenir des mots de soutien, des bonnes adresses, envoyé des téléphones portables, invitée à prendre l'apéro pour discuter des questions que je me posais, de mes doutes, de mes moments d'abattement. Ces personnes qui m'ont donné des armes pour ne pas me laisser décourager. Ces personnes qui, comme Roxanna ou Camille dont c'est le métier, sont aujourd'hui celles vers qui je n'hésite pas à me tourner lorsque je suis rongée par le doute, que je me perds dans des questionnements abyssaux, ou que j'ai simplement envie de passer des heures à discuter difficultés, projets, espoirs, limites et possibles.

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Notre petit réseau ne suffira certes pas à changer le monde, à éradiquer les inégalités, ou même, plus modestement, à sortir ces familles de la misère. Même à nous tous et même en concentrant toutes nos énergies sur un tout petit nombre de personnes, nous n'y arrivons pas. Mais quand même, nous avons vu, par exemple, la famille de Cendrillon passer de la vie à six enfants et deux adultes dans une tente de fortune sous une bretelle de périphérique, à devenir une famille qui, oui, est toujours dans la misère et qui, non, n'a pas encore une situation même minimalement acceptable, mais dont la mère maîtrise de mieux en mieux le français et dont cinq des enfants sur six sont devenus des écoliers depuis maintenant plusieurs mois. Evidemment qu'ils vivent toujours dans un bidonville. Evidemment qu'ils ratent parfois l'école parce qu'il a plu toute la nuit et que tout a été trempé dans leur cabane qui fuit, qu'ils ont attrapé froid, qu'ils se sont enrhumés... ou qu'ils n'ont pas, comme en ce moment, assez de vêtements chauds... Ou que je n'ai pas eu le temps de faire assez de lessive, ou qu'il manquait de shampooing, ou d'eau, ou de savon, pour que Cendrillon puisse les emmener à l'école comme elle tient à les y emmener: propres comme un sou neuf, beaux comme des princes et princesses. Bien sûr qu'elle manque encore de tout, et qu'il reste tant de démarches à faire, d'épreuves à traverser, avant que se réalise ce rêve si normal: vivre quelque part sous un vrai toit, donner à ses enfants un avenir auquel elle, qui appartient à une génération sacrifiée, n'a pas pu oser prétendre...

Bien sûr, parfois, nous sommes fatigués, nous avons du mal à jongler avec tout ça, et nos propres limites. Mais nous continuons, comme nous le pouvons. Et ce que nous en retirons, nous, est si extraordinaire qu'il faudrait tout un livre pour le décrire, pour en faire le tour.

Alors voilà, j'ai décidé de témoigner de cela, ici dans ces billets, ailleurs dans un livre, et de demander à Christian de dire, avec ses photos, ce que les mots sont impuissants à rendre. 

Pour vous donner envie, vous contaminer. Vous appeler. 

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Au début il y avait moi, devant la clôture entourant le petit bidonville KFC, aux côtés de mon amie Anaïs, ne sachant pas qu'une partie de mon avenir se tenait là-derrière. Moi qui ai voulu passer de l'autre côté. Moi, simple citoyenne, dont ce n'est ni le métier ni la formation. Moi qui apprends à mesure qu'on avance, moi dont la vie est devenue incroyablement plus complexe, et plus riche. Car, comment le dire pour bien en rendre la mesure... Il suffit qu'un premier pas vous emmène de l'autre côté de la clôture, puis de quelques instants, yeux grands ouverts, à regarder ce qui s'y trouve, ceux qui s'y trouvent, pour le savoir, pour se le dire: ça y est, j'ai traversé. Rien ne sera plus jamais pareil. Et c'est tant mieux.

Vous me suivez?






*tiré du magnifique Pour les musulmans, Editions La Découverte, 2014.
**ce billet est dédié à tous ceux qui m'ont offert leur aide, morale et/ou matérielle, depuis le début de cette histoire. Mille fois merci!