jeudi 17 mai 2018

Tenir parole


J'ai expliqué au téléphone à V. et aux enfants, personnages principaux de Douze ans en France (VLB Éditeur - Hexagone - Typo), que je comptais bien tenir une promesse faite il y a très longtemps, lorsque notre histoire venait de commencer et que je venais de décider de l'écrire, pour faire connaître la situation des familles roms victimes de discrimination et maintenues dans une pauvreté intolérable en France: 
partager avec eux les droits d'auteur que me rapportera ce livre, puisque c'est, en quelque sorte, notre livre.
Si vous l'achetez, donc, vous soutenez la famille dont je raconte l'histoire et sans laquelle il n'aurait pas existé.
Si vous en faites un best-seller, on va étendre l'action à tout un groupe, à une association, à un organisme, au monde entier (oui je sais, les best-sellers c'est pas mon truc mais on peut bien rêver, non? )
Merci d'avance. 
Bisous.
Mélikah


L’image contient peut-être : plein air

mercredi 9 mai 2018

Solitaires et solidaires (sur le droit d'auteur au Canada)


Un écrivain travaille solitairement, est jugé dans la solitude, surtout se juge lui-même dans la solitude. Cela n'est pas bon, ni sain. Pour peu qu'il soit normalement constitué, un jour vient toujours où il a besoin du visage humain, de la chaleur d'une collectivité. 
Albert Camus

*

Voici le texte que j'ai lu hier devant le comité de la Chambre des communes qui procède à l’examen de la Loi sur le droit d’auteur, aux côtés d'autres artistes de la Commission de Coalition pour la culture et les médias. De nombreux acteurs du monde de la culture au Québec ont pris le micro. L'accumulation de ces témoignages était accablante. Un pays qui laisse crever sa culture est un pays moribond. (Mention spéciale à l'auteur-compositeur-interprète Pierre Lapointe, enflammé, qui a galvanisé la petite foule qui se trouvait dans cette grande salle de conférence d'hôtel montréalais éclairée aux néons. )

Je m’appelle Mélikah Abdelmoumen, je suis écrivaine, chercheuse, éditrice, enseignante. Je fais tous ces métiers, à la pige, pour compléter les revenus quasi absents tirés de mes livres, qui sont au nombre de neuf, dont deux publiés en France, dont un a pourtant gagné le prix du Salon du livre du Saguenay, et dont un autre a pourtant été finaliste au Prix littéraire des collégiens...
Un exemple concret? (Et en cela je ressemble à un grand nombre d’écrivains d’ici, qui ne font pour autant pas partie des plus « mal pris » …)
Mon dernier livre, qui connaît un bon succès et une bonne reconnaissance, m'a coûté cinq ans de travail.
Si j'en vends 1 000 (j'aurais de la chance, c'est un sacré bon chiffre au Québec), j'obtiendrai un revenu de moins de 2 500 dollars, pour cinq ans de travail. 
Ce livre a une visée pédagogique et sociale, puisque c'est un récit qui lutte contre l'exclusion, la xénophobie et la discrimination sociale, issu de mon expérience de l'immigration en France et défendant ce que je pense être les valeurs dont le Canada se dit le fier représentant.
Mon seul espoir d’en tirer assez de revenus pour trouver le temps d'en écrire un autre est qu'il se retrouve au sein de programmes d'enseignement, en tout ou en partie, et diffusé au maximum...
Mais justement, le fait qu'il soit propice à l'enseignement sera précisément la raison qui fera que je n’en tirerai aucun revenu[1].
... À moins que le gouvernement ne rectifie la situation.
Pour ce faire, il doit redéfinir le terme « éducation » de l’article 29 de la Loi, pour mettre fin à l’utilisation abusive des œuvres.
Avec cette modification, les écrivains comme moi pourront enfin recommencer à obtenir des redevances significatives, versées par des sociétés de gestion collective comme Copibec.
En tant que chargée de cours à l'UQAM, je déclare scrupuleusement les copies que je fais de chaque texte que j'enseigne, parce que sans ce matériau qui a coûté temps, sueur et travail aux écrivains, je n'aurais tout simplement pas de matière à transmettre.
Les étudiants à qui je l'ai expliqué ont réagi favorablement, considérant qu'il en allait de la survie non seulement des écrivains qu'ils lisaient, mais du cœur même de leurs études...
J'aimerais que dans sa révision de la loi à l'étude, le gouvernement ait le courage de ne pas trahir ces citoyens en devenir, à qui nous tentons d'enseigner la valeur du travail intellectuel et le respect du travail d'autrui.
Bref, d’en faire des citoyens responsables et respectueux des valeurs que notre société est censée défendre.
Je vous remercie, et vous souhaite une bonne soirée.


***Pour en savoir plus: https://www.uneq.qc.ca/2018/05/08/examen-loi-sur-le-droit-auteur-ce-quil-faut-savoir/







[1] Puisqu'il pourra être soumis à l'article 29, selon lequel "l'utilisation équitable d'une oeuvre ou de tout autre objet du droit d'auteur aux fins d'étude privée, de recherche, d'éducation, de parodie ou de satire ne constitue pas une violation du droit d'auteur", sans que des balises claires soient apportées à la définition des termes "équitable" ou "éducation". Cette clause qui a permis l’utilisation abusive d’œuvres a occasionné pour le milieu de l’édition et les créateurs des pertes de revenus estimées à 30 millions de dollars.


dimanche 22 avril 2018

Ce que "chez nous" veut dire (Carnets d'un retour au Québec - 5)

*

Je suis revenue de mes années d’exil avec un livre, intitulé Douze ans en France, dans mes bagages. Il paraissait il y a moins d’un mois chez VLB éditeur, au Québec.

Je suis revenue de mes années d’exil avec le récit d’une immigration que j’hésite à dire ordinaire, désormais. Car s’appeler Abdelmoumen, je le mesure plus que jamais, n’a plus rien d’ordinaire aujourd’hui. Ni en France, où je l’ai payé pendant douze ans, ni au Québec, le pays qui m’a vue naître.

Dans Douze ans en France, je raconte donc une immigration presque ordinaire au pays dit des droits de l’homme, et à ce récit s’entremêlent ceux de ma fréquentation d’une série de personnes aimées ou estimées qui, d’une manière ou de l’autre, sont rejetées, stigmatisées, voire malmenées par la société française : une famille d’amis rroms démunis, une amie musulmane qui porte le foulard, un grand écrivain français, Serge Doubrovsky, qui a été forcé de porter l’étoile jaune pendant la Seconde guerre mondiale et ne s’en est jamais remis… J’essaie de décrire, de penser et de faire comprendre ce que c’est que de faire partie, d’une manière ou d’une autre, de ce désolant bal des exclus. Je parle aussi, et longuement, de tout ce que ces années à vivre ailleurs, à être l’Autre, dans un pays où les discours hostiles adressés aux gens comme moi sont nettement majoritaires dans les médias et l’espace public, m’ont apporté de force, de désir de me battre, et de complicités.

C’est en France que je suis devenue, et de manière définitive, une femme engagée. C’est en France que j’ai appris à ne plus avoir peur, et même à priser, le débat. C’est en France que j’ai découvert la solidarité, sociale comme intellectuelle. De France, je suis revenue autre que celle que j’étais en quittant le Québec en 2005. Aguerrie, je crois. Et non pas forcément spectaculairement courageuse, mais néanmoins toujours prête à faire face à celles de mes peurs qui m’ont suivie de l’exil jusqu’à ma terre natale retrouvée. Je parle d’ailleurs aussi beaucoup de la peur, dans ce livre.

Je savais bien que ce ne serait pas simple de rentrer chez soi après des années d’absence, tenter de raccorder l’idée qu’on se faisait de sa maison abandonnée avec ce que cette maison, mon pays, le Québec, est devenue.

Je ne sais pas dans quelle mesure on peut dire les choses, au Québec, ont changé, sur les questions que j’aborde dans mon livre, celles de la xénophobie, du rejet de l’autre, des préjugés que peut insuffler l’ignorance et le refus de s’informer ou de penser, du repli identitaire, du refus d’accueillir…

Mais une chose est certaine : moi, j’ai changé. Et mon seuil de tolérance devant certains discours d’exclusion aussi. Ce n’est pas une question de gauche ou de droite, comme certains pourraient le penser, de laïcité ou de croyance. J’ai connu en France des gens qu’on peut dire de droite et qui luttaient tous les jours dans les bidonvilles, les squats, les tribunaux et les municipalités pour imposer un accueil digne aux étrangers démunis et fragiles qui avaient choisi de venir se réfugier en France. Parmi ces gens, jeunes et vieux, de gauche, de droite ou du centre, il y avait des hommes et des femmes, français ou étrangers, athées, musulmans, protestants, orthodoxes, catholiques, etc. L’idée était de travailler ensemble, pour une cause commune, sans ignorer nos désaccords qui causaient même parfois des frictions, mais en mettant devant tout le reste ce qui nous réunissait : aider ces gens. Faire connaître leur situation.

La même chose existe ici, au Québec, sans doute. Je finirai par retrouver l’extrémité d’un fil qui me mènera, lorsque je le suivrai, au cœur d’un réseau de ces personnes, avec qui je tenterai de fraterniser et à qui je m’offrirai comme sœur de combat. J’ai aussi, en exil, appris la patience.

Mais ce que je n’y ai pas appris, en France, c’est comment cette moi qui a changé, qui s’est à la fois endurcie et déniaisée, qui a appris à vivre avec la xénophobie en tant qu’étrangère et qui a eu envie de témoigner de cette expérience, comment cette Mélikah Abdelmoumen qui a connu, selon les propos d’un journaliste, « l’exclusion au pays des lumières », mais pas seulement, allait vivre l’exclusion à son retour au pays natal.

Sur la page Facebook de mon éditeur, sur la mienne, sur Twitter, sur celle d’un groupe de Québécois voulant protéger leur « chez nous » contre les étrangers, ces phrases, depuis quelques jours, avec une régularité et une constance qui ne devraient pas m’étonner pourtant :
- « Heille, la greluche, oubli[sic] pas que tu est [sic] chez nous icitte. »
- « Les musulmans sont toujours en train de blâmer les autres, la France, le Québec, rentre chez vous, on veut pas de toi ici. » (Je voulais d’abord répondre que je suis née au Saguenay, et athée, mais ç’aurait été dire que ces propos auraient été justifiés si j’avais été immigrante et musulmane, et ils ne le sont en aucun cas.)
- « Tu ne peut[sic] pas être Canadienne. Retourne dans ton pays, je veus [sic] dire ton vrai pays. On veut pas de toi ici. »
-« La France est devenue une colonie juive. » « Non répond un autre, une colonie musulmane. »
-« C’est avec des gens comme vous qu’on voit le danger de l’islamisation du Québec. »
-« Arrêtez de vous plaindre, le problème du Québec c’est les gens comme vous qui veulent imposer la charia. »
Et ainsi de suite.

Aujourd’hui je comprends cette colère noire de mes amis Français, qui me manquent d’autant plus amèrement. Je comprends l’indignation mêlée de honte dans leurs yeux lorsque c’étaient des compatriotes à eux qui rejetaient les gens comme moi. Lorsqu’ils avaient, selon leurs propres mots, « honte d’être Français », et que moi, je leur répondais : « vous n’avez pas à avoir honte, ne laissez pas les haineux vous voler votre pays, et décider de ce qu’être français signifie. »

Aujourd’hui, j’ai malgré moi honte de mon pays. Honte d’être québécoise. Cette honte se double de la colère qui vient avec le fait qu’un simple nom de famille me fait occuper les deux positions à la fois : je suis « chez nous », mais certains de mes compatriotes me le refusent, avec une violence inouïe.

Sauf qu'en France, plus que tout, j’ai appris ceci : la violence fait partie du monde, partout, et la bêtise, et l’ignorance. Ce n’est ma faute ni en tant que québécoise, ni en tant qu’Abdelmoumen. Mais j’ai une responsabilité : ne plus jamais me taire. Dont acte. 



vendredi 1 décembre 2017

Souvenirs de Nelly Arcan – vivante – et de Lyon – balafrée (Carnets d'un retour au Québec 4)

photo: Karoline Georges
*
Le jour où j’ai quitté le Québec avec mon compagnon (français) et mes deux chats, le 29 juillet 2005, je me suis retrouvée en zone d’attente internationale à l’aéroport Trudeau, tellement désemparée, et voulant à ce point (me) donner le change, que je me suis précipitée à la librairie m’acheter « un bon livre pour passer le temps long et ennuyeux du voyage » – comme si ledit voyage n’était pas la chose la plus angoissante que j’aie jamais tentée!
Prévoyant d’acheter le dernier roman français à la mode chez les intellos, je suis plutôt ressortie de la boutique avec un roman québécois qui allait changer ma vie – mais que je ne trouverais pas la force de commencer avant d’être arrivée à destination. Il s’agissait de Folle, deuxième livre de Nelly Arcan, que je connaissais très peu et dont, comme beaucoup d’entre nous, avouons-le, j’étais un brin jalouse. Je n’avais rien lu d’elle et jusque-là j’avais résisté, et pour ne m’avouer ni ma jalousie ni ma curiosité, je me disais que c’était parce que je ne mangeais pas de ce pain-là, moi, qui commençais une thèse très sérieuse sur l’autofiction; je ne lisais pas, comme ça, sans discernement, les livres et auteurs qui étaient l’objet d’un emballement médiatique strictement centré sur la personne, et la part autobiographique « juteuse » de leur œuvre.
Il m’apparaît évident aujourd’hui que cet emballement médiatique autour du personnage de Nelly Arcan, oscillant entre l’adulation – une sorte de désir effréné et venimeux –, et la détestation envieuse teintée de peur, sont peut-être précisément ce qui l’a tuée, nous faisant perdre une de nos plus brillantes auteures (et à certains, dont je suis, une amie précieuse.)
Ce 29 juillet où j’ai acheté Folle, je n’avais jamais rencontré Nelly. Peut-être l’avais-je croisée dans une table ronde, mais je ne suis même pas certaine que nous nous étions parlé. J’avais à son égard des préjugés qui n’avaient d’égale que ma méfiance.
Tout a été bouleversé lorsque, une fois enfin arrivée en France, les douanes passées, mon conjoint, mes deux chats et moi parqués dans l’appartement que ma future belle-sœur nous prêtait quelques jours, après avoir nerveusement tenté de suivre à la télé une émission genre talk-show avec un éclairage trop vif et trop pastel (le kitsch des décors de plateaux-télés français ne m’était pas encore devenu familier) au sujet du référendum sur l’Europe avec comme invité principal un certain et pas très loquace Jean-Philippe Smet (que je ne savais alors pas être le chanteur Johnny Hallyday (!)), perdue et épuisée, mais incapable de m’endormir, j’avais ouvert Folle et commencé à lire Nelly Arcan.
À Nova rue Saint-Dominique où on s’est vus pour la première fois, on ne pouvait rien au désastre de notre rencontre. Si j’avais su comme on dit la plupart du temps sans dire ce qui aurait dû être su au juste et sans comprendre que savoir à l’avance provoque le pire[1]
La musique de cette langue, si unique qu’elle en devient comme contagieuse, qu’on s’en berce jusqu’à ne plus savoir accorder notre voix intérieure à une autre que celle-là. Le tragique inscrit partout, la fatalité tissée dans le moindre paragraphe. Cette gravité, cette lucidité, jusqu’à éclairer impitoyablement ses propres paradoxes – sans prévoir qu’éclairer impitoyablement ses propres paradoxes, c’est parfois aussi se donner en pâture à la mauvaise foi et à la malveillance triomphantes… En lisant Folle j’ai eu un triple coup de foudre : en tant qu’auteure, en tant que lectrice, et en tant que femme. Sentiment profond et inexplicable de complicité, désir presque enfantin d’amitié avec la personne que j’imaginais être derrière ce texte qui m’était révélation. Non pas le personnage public dont les apparitions médiatiques manifestement douloureuses (comme des crucifixions auxquelles elle se prêtait plus ou moins docilement, selon les cas) m’avaient poussée à me méfier, mais l’auteure, dont il m’apparaissait évident qu’elle était un être supérieur et bon. Une sorte d’ange-martyr dénonciateur. De témoin, au sens où l’entendait James Baldwin en parlant du devoir de l’écrivain à son époque.
Selon toi le monde des médias ressemblait beaucoup au milieu de la prostitution, les journalistes étaient des clients qui aimaient beaucoup découvrir la chair fraîche, quand ils tombaient sur un nouveau jouet, ils le mettaient en circulation, ils se le passaient entre eux.
J’ai lu Folle et j’ai eu le coup de foudre pour Nelly Arcan. Je crois que tous les lecteurs passionnés ont ressenti cela, ce miracle de la lecture, rencontre amicale de deux absences. Ce n’était évidemment pas la première fois que je ressentais une telle amitié pour un écrivain, par le biais de ses livres, de ces créatures ourdies à la fois par lui et à travers lui et malgré lui. La différence avec Nelly, c’est que cette rencontre fulgurante avec une œuvre et l’auteure que je sentais se tenir là-derrière, allait donner lieu à un travail d’analyse qui allait lui-même donner lieu à une démarche en sens inverse : la romancière allait venir à la rencontre de la lectrice qui se cachait derrière une longue et amoureuse étude de ses livres.
Ça s’est passé à Lyon, une fin d’automne 2006. À l’occasion des Entretiens Jacques Cartier, un groupe d’écrivains québécois avait été invité à une table ronde qui avait lieu à la bibliothèque municipale de la Part-Dieu. Nelly en était, ainsi que d’autres collègues que j’avais fort envie de revoir. Je m’y étais donc rendue, et Philippe et moi avions décidé de tous les inviter, ensuite, à l’apéro chez nous – à l’époque, nous habitions en haut des Pentes de la Croix-Rousse, dans un appartement qui était un ancien « canut », un ancien atelier de tissage de la soie.
Tu n’as pas pensé que dans l’écran d’une télé on dépassait de loin sa grandeur réelle et que le bleu des yeux paraissait toujours plus bleu, que sous les spots du plateau la peau revêtait tout à coup l’éclat doré de la réussite, mon dieu ce que je donnerais pour continuer à vivre sous cette forme dans ton esprit, mon dieu que j’aimerais qu’on ne se soit jamais rencontrés à Nova rue Saint-Dominique.
Je n’oublierai jamais le moment où je l’ai vue, avec sa timidité de petite fille, plantée devant moi, juste avant la table ronde, sur le parvis de la bibliothèque municipale de la Part-Dieu, se dandinant d’un pied sur l’autre et comme s’excusant, et me disant que Claudia, une amie commune, lui avait envoyé mon article sur elle, qu’elle m’en remerciait, qu’elle avait envie de le citer pendant son intervention, parce qu’elle s’était sentie comprise, est-ce que j’étais d’accord?
J’ai accepté, évidemment, mais je ne me souviens ni de sa conférence, ni du moment où elle a parlé de mon travail, ni de grand-chose ce soir-là avant cet instant où, une fois à l’apéro, assise à même le tapis de mon salon au milieu des nombreux invités, elle m’a dit avoir cru comprendre que j’avais des chats. Qu’elle les adorait. Pouvais-je les lui présenter? (Elle en avait deux aussi, à Montréal, deux siamois très drôles et bizarres, aux prénoms rigolos que j’ai malheureusement oubliés.)
La prochaine image qui me vient est de nous deux dans ma chambre, seules, allongées sur le couvre-lit, les deux chattes entre nous, discutant littérature, position de la femme au Québec et en France, et comment nous l’habitions toutes deux de manière à la fois paradoxale et évidente – elle de façon plus spectaculaire que moi, mais malgré les différences, au fond de nous, nous nous ressemblions par ceci : notre colère contre l’aliénation de la femme dans nos sociétés soi-disant modernes et égalitaires était d’autant plus profonde et impitoyable que nous nous sentions justement, malgré nous, incapables de nous extraire totalement de cette position aliénée… La perversité de notre situation se trouvait là. Notre force aussi peut-être. Et notre fragilité. Nelly et moi nous rencontrions donc et nouions des liens sous le signe du paradoxe. Nous en prenions acte et le savions partie intégrante de notre personne, de notre travail. Nous savions que c’était difficile à comprendre de l’extérieur et que cela, en quelque sorte, nous condamnait – enfin, elle, surtout, qui le portait de manière plus visible que moi sur son corps, son visage, ses cheveux. Chez moi cela tendait à se nouer et à se dénouer autrement – douloureusement aussi, mais autrement. Peu importe : c’est ce nœud en chacune de nous, incandescent et moteur, la rencontre et la reconnaissance mutuelle de nos deux nœuds, qui a donné lieu à cette amitié étrange et intense. (J’écris « étrange et intense », mais c’est parce que je sais qu’elle a été interrompue par sa mort et que nous avons donc manqué de temps pour la voir se développer.)
Des années plus tard, j’ai également refusé de regarder les émissions de télé où je suis passée parce qu’il n’y a rien de pire que de ne pas avoir le contrôle sur sa propre image qui bouge ou sur ce qui se montre comme des rougeurs au visage qui défont la portée des mots, ou encore sur ses mots qui partent de travers pour trop en dire et tomber du mauvais côté de ce qu’ils veulent dire. À la télé on se voit dans le sentiment de la catastrophe comme on voit son enfant passer sous une voiture, ensuite on ne pense plus qu’aux secondes d’avant la traversée du ballon dans la rue où il aurait fallu intervenir.
Bref ce jour-là, à Lyon, en 2006, au moment des Entretiens Jacques Cartier, sur mon lit avec Nelly et comme loin du monde, nos rires qui tintinnabulaient et nos analyses socio-politico-féministes tantôt déprimantes et noires, tantôt moqueuses (et parfois les deux dans le même temps), marquaient le début d’une longue conversation, par textes, courriels et soirées interposées, d’un côté comme de l’autre de l’océan, conversation à la fois affectueuse et toujours un peu sur le fil du rasoir – je crois qu’une part de moi la savait en danger, même si une autre voulait à tout prix croire qu’elle s’en était sortie qu’elle s’en sortirait. C’était probablement une forme de capitulation inconsciente. Probablement parce que la part la plus lucide de moi savait ne pas pouvoir la sauver.
Chez moi écrire voulait dire ouvrir la faille, écrire était trahir, c’était écrire ce qui rate, l’histoire des cicatrices, le sort du monde quand le monde est détruit. Écrire était montrer l’envers de la face des gens et ça demandait d’être sadique, il fallait pour y parvenir choisir ses proches et surtout il fallait les avoir follement aimés, il fallait les pousser au pire d’eux-mêmes et vouloir leur rappeler qui ils sont.
J’ai des flashes qui me hantent encore aujourd’hui. Nous nous sommes vues à Montréal bien sûr, au fil des années, plusieurs fois, de longues soirées toutes les deux, et à Paris. Mais surtout, elle est venue quelques jours à Lyon, en juin 2007, à l’occasion des Assises Internationales du Roman.
Je me souviens des heures passées sur une terrasse à boire du rosé, un apéro qui n’avait comme jamais fini, un soir où même la pluie n’avait pas réussi à nous déloger de là. Je me souviens de conversations sur le balcon de sa chambre d’hôtel du Vieux-Lyon, de déambulations dans les rues pavées, d’un autre de nos typiques repas au resto : moi plus ronde ne mangeant presque rien, elle toute fine et mangeant comme trois… Moi avec ma pitoyable salade verte aux croûtons de chèvre, elle qui avait enfilé gâteaux de foie de volaille, pavé de bœuf avec gratin dauphinois, cervelle de canut et fondant au chocolat.
Nelly dans notre salon à la fin de son séjour, un soir qui dépassait le nombre de nuits d’hôtel payées par notre festival et où elle dormait à notre appartement, en pyjama sur le canapé, à côté de moi en robe de nuit, Philippe dans le fauteuil en face, riant comme des fous, et parlant aussi des livres qui avaient fait nos vies, de notre travail (deux auteures, un prof de lettres), du plaisir d’être là, deux Québécoises en France, une en « touriste » et l’autre immigrée, et un Français, buvant des tisanes ensemble.
Je me rappelle Nelly au petit matin, assise à mon bureau dans le salon, à côté du clavier son café au lait (où il devait toujours y avoir plus de lait que de café), préparant une chronique pour un journal montréalais, concentrée, nous souriant de son sourire honnête et beau quand nous passions près d’elle, vaquant à nos occupations matinales. Et le souvenir que nous en avons gardé tous deux, Philippe et moi : une gentillesse exquise, un humour décapant, une classe rare, et cette image de l’auteure au travail, de l’intelligence qui pétille dans l’œil concentré sur l’écran.
Écrire ne sert à rien qu’à s’épuiser sur de la roche; écrire, c’est perdre des morceaux, c’est comprendre de trop près qu’on va mourir. De toute façon, les explications n’expliquent rien du tout, elles jettent de la poudre aux yeux, elles ne font que courir vers un point final.
Des années après son décès, les rues et les terrasses du Vieux-Lyon portaient encore nos traces. Jusqu'à la fin de mon séjour en France en 2017, quand je m’y promenais, même si j’arrivais à ne plus pleurer depuis longtemps, il y avait comme des fissures dans la toile de la vieille ville. Comme de grandes balafres que j'étais seule à voir.
Je savais qu'en quittant Lyon, ces traces du passage de Nelly Arcan dans la ville et dans ma vie me manqueraient. Elles font en effet partie de ces choses que j’ai eu peine à laisser derrière moi, et qui me manqueront.







[1] Tous les extraits cités ici sont tirés de Folle, Seuil, 2004.

mercredi 27 septembre 2017

Misfits (Carnets d’un retour au Québec – 3)



We're all dying aren't we. ... And we're not teaching each other what we really know, are we?
Roslyn (Marilyn Monroe), 
The Misfits de John Huston, 
scénario d’Arthur Miller, 1961.

*

J'étais assise sur le banc public qui se trouvait devant le métro Outremont, attendant le bus qui tardait, lorsque je l’ai vu s’avancer vers nous (nous, c'est la femme assise sur le banc à ma gauche et moi) depuis l’autre côté de l’avenue Van Horne.

Ce sont ses vêtements que j’ai d’abord remarqués : il était vêtu tout de gris et de noir, mais son pantalon comme son sweat-shirt avaient quelque chose de mou, de flasque, quelque chose qu’on reconnaît quand on sait à quoi ressemblent les vêtements de ceux qui n’ont pas d’eau pour se/les laver. Ses cheveux d’un noir de jais étaient sales et un peu longs.

Il était grand et mince, et il devait avoir mon âge, voire moins que mon âge. Il était beau d’une beauté à la Gregory Peck ou non, non, je sais, à la Anthony Perkins… Oui, c’est ça : Anthony Perkins en tenue de sport élimée, avec cette grâce infinie qui était la sienne même dans la déchéance, mais Anthony Perkins qui aurait boité de manière un peu inquiétante, qui avancerait en se tenant péniblement la jambe gauche. Qui marcherait tête basse et avec, sous les longs cils noirs, des yeux d’un bleu céruléen.

Il s’avançait donc vers le banc où moi et la dame à ma gauche étions assises, et mon ventre se nouait à mesure qu’il approchait parce que je sentais le malaise grandissant de la femme, qui s’agitait à côté de moi (« Oh non il ne va quand même pas venir s’asseoir là! », pensait-elle peut-être), et parce que je voyais combien il devait avoir mal à la jambe.

Il s’est effectivement assis à ma droite, comme replié sur lui-même, comme s’il s’agissait du comportement à adopter pour montrer aux gens comme la dame et moi que non, il n’y a rien à craindre, qu’on fait partie de « ces gens-là » mais qu’on est modeste et discret comme il se doit, que si on pouvait on ferait même semblant de ne pas vraiment exister, mais que là on a mal et qu’on a vraiment besoin de s’asseoir un instant.

Je sentais la fatigue qui émanait de lui, et cette résignation à poser des gestes pour rassurer les regards des gens ordinaires. Ces gestes dont je sais aujourd’hui, pour avoir côtoyé, fréquenté et aimé des gens dans la situation de cet homme, qu’on ne peut les faire qu’au prix d’une extrême violence contre soi-même, qu’en acceptant une humiliation dévastatrice, qu'en étouffant sa propre colère, qu’en se pliant aux regards inquiets, dégoûtés, apeurés, pour les calmer, pour les apaiser, pour acquiescer au fait qu’ils ne vous jugent pas comme un égal, que vous n'êtes pas comme eux.

Je me suis alors dit: « ma fille, tu ne vas quand même pas faire comme si, pendant tes douze ans en France, tu n’avais pas vu ce que tu as vu, connu qui tu as connu, et appris ce que tu as appris sur les personnes qui se trouvent dans la situation de cet homme. Tu ne vas pas faire comme si tu ne savais pas parfaitement que la seule chose qui te distingue de lui, c’est le caprice du destin dans sa distribution des chances et des baffes. »

Je me suis retournée, je lui ai souri. Il m’a regardée et j’ai vu que ses yeux étaient, effectivement, incroyablement bleus, et qu’il était encore plus beau qu’Anthony Perkins.

Pendant que je pensais à tout ça, il s’était allumé un mégot de cigarette (sans doute trouvé sur le trottoir), et j’ai regretté de ne pas en avoir à lui donner dans mon sac, de vraies clopes toutes neuves et toutes propres. Il a agité la main pour éloigner la fumée de moi et m’a dit « pardon », j’ai répondu « mais non, il n’y a aucun problème », et je lui ai souri de nouveau. Il m’a souri en retour. J’avais envie de plonger dans ses yeux.

La femme a côté de moi commençait vraiment à s’impatienter. Elle lui jetait des regards meurtriers. J’ai eu l’impression qu’elle l’intimait de quitter ce banc, où décidément on n’avait pas le droit d’être quand on avait cette odeur, cette apparence, ce grain de folie désespérée teintée d’une colère bien contenue dans le regard bleu. Elle a fini par se lever en soupirant bruyamment et par s’éloigner, montrant bien que ce n’était pas normal, que ce soit à elle de se lever.

Je ne lui en ai pas voulu ni ne l’ai détestée. Je sais pertinemment maintenant qu’il suffirait de peu pour qu’elle regarde cet homme, et tous ceux dans sa situation, autrement. Peut-être qu’elle tombera un jour sur ce texte, qui sait?

Après qu’elle s’est levée ainsi, je savais que mon Anthony Perkins ne se formaliserait pas spécialement, qu’il devait avoir l’habitude de ça. Nous nous sommes regardés, nous avons tous deux levé les yeux au ciel, souri en haussant les épaules, soupiré bruyamment.

Le bus est arrivé, je lui ai souhaité une bonne journée. Il m’a marmonné quelque chose que je n’ai pas compris. Je me suis dit que la prochaine fois que j’irais à ce métro attendre ce bus à cette heure, j’aurais dans mon sac des clopes et de l’eau, un truc à manger, que sais-je.

Je suis montée dans le bus et le poids de tout ce que j’ai vu en France depuis que j’ai pour la première fois mis le pied dans une allée de bidonville, il y a 5 ans, près de Lyon, est remonté pour se loger dans ma gorge.

Le poids de l’absence des personnes que j’ai connues là-bas, avec qui j’ai noué des liens, que j’ai vues traverser l’enfer, entre les bidonvilles, les tentes dans les parcs ou sous les bretelles d’autoroutes, les gymnases municipaux, les squats… Ces personnes que j’ai accompagnées et qui m’ont accompagnée.

Le lendemain de cette rencontre avec mon Anthony Perkins du métro Outremont, j’ai fait un appel vidéo avec V et ses enfants, qui ont maintenant un appartement et donc des lits, de l’eau, de l’électricité, à manger. V que j’ai rencontrée dans une cabane de bidonville et qui a connu la rue, les squats et la misère de manière ininterrompue pendant des décennies. V pour qui le plus beau cadeau était un paquet de cigarettes Winston. V qui me confiait que quand on lui disait un truc du genre : « Mais vous êtes pauvre, la première chose que vous devriez pourtant faire, si vous étiez un peu maline, c’est d’arrêter de fumer et de boire tant de café ! », elle avait envie de répondre qu’elle était pauvre, certes, mais qu’elle n’était pas débile pour autant. « Il pense que je ne sais pas que c’est pas bon pour moi, ou quoi ? C’est sûr que je le sais, mais tu lui donnes ma vie, tu lui dis d’arrêter la cigarette, il trouve ça facile, tu crois ? Je sais que c’est pas bon, mais c’est tout ce que j'ai quand j’ai trop le stress, quand c'est trop dur. »

Je lui apportais des paquets de Winston tout neufs et lui arrachais des mains les mégots qu'elle avait recueillis sur le trottoir. Nous fumions ensemble et si nous étions dans sa cabane et qu'elle avait de quoi faire un feu et une vieille cafetière, elle me faisait une tasse de ce café dont elle a le secret, le meilleur que j'aie bu de ma vie.

Quand j’ai annoncé, en France, que je revenais vivre au Québec et que de quitter V, et toutes les autres familles roms sans domicile ou en difficulté que j’avais connues depuis 2012, certaines personnes m’ont répondu (et je pense que j’ai moi-même eu le réflexe de me dire) : tu trouveras bien une autre cause pour laquelle militer une fois rentrée au Québec. Les causes d’indignation et d’engagement ne manquent nulle part.

C’est vrai. Je le sais. Mais le problème est le suivant : V et les enfants ne sont pas une cause, ils ne sont pas remplaçables. Trouver une autre « cause » à défendre, serait le méconnaître. Serait tenter de pallier le fait que leur absence me fait mal par un engagement-sparadrap, une militantisme… égocentré ?

Je ne sais pas. Je ne trouve pas les mots. Sinon pour dire que je suis en deuil. Que j’ai besoin de temps.

Quand j’ai rencontré V, en décembre 2012, alors qu’elle vivait sans électricité et sans eau dans un « bidonville rom » de la région lyonnaise, je suis rentrée chez moi avec l’envie de témoigner de ce que j’avais vu, et d’aider ces personnes au quotidien. Poser des gestes concrets (ou du moins d’essayer de comprendre quels gestes il était souhaitable, selon eux, que je pose), et rendre compte de ce que je voyais. L’engagement, la cause, le militantisme, du moins les miens, sont là : dans le mince fil sur lequel je marche, équilibriste en apprentissage, depuis cinq ans, entre les relations d’affection avec des gens dont l’expérience est si différente de la mienne (des gens qui ne sont en aucun cas interchangeables), « l’expérience du terrain » que rencontrer ces gens m’a permis et qui m’a ouvert les yeux sur, je suppose, leur cause, oui, à eux et à bien d’autres, leur cause qui en effet est tristement universelle, leur cause que j’ai retrouvée de l’autre côté de l’océan, partout dans les rues de Montréal.

Partout dans les rues de Montréal et jusque devant le chic métro Outremont, sous des traits si différents de ceux de mes amis roms de Lyon, mais tout aussi singuliers et uniques, la misère et le prix qu’elle fait payer, tous les jours, même à un jeune homme magnifique qui aurait pu être Anthony Perkins si ses yeux avaient été moins bleus.



mardi 5 septembre 2017

Home Is Where the Music Is (Carnets d’un retour au Québec – 2)


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Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Marcel Proust

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J’étais en route de mon nouveau chez-moi vers le marché Jean-Talon pour faire des courses, caddie (je crois qu’au Québec on appelle ça un panier à roulettes ?) à mes côtés. Arrivée à Montréal depuis un peu plus de deux semaines, installée dans mon appartement de Petite Patrie depuis quelques jours, je marchais, écouteurs vissés dans les oreilles, musique à fond, tellement heureuse d’être là que mon cœur semblait par moments rater des battements, mon souffle se suspendre. Il fallait, de temps en temps, que je m’arrête pour respirer un grand coup. J’étais là. J’étais chez moi après douze années d’absence. Douze années d’immigration. Douze années en France qui m’auront transformée, marquée, entamée à tout jamais.

Sans doute qu’on peut dire une chose : dans l’oreille de tout immigré mélomane traîne la possibilité d’une madeleine proustienne.

J’étais là, je marchais, je jubilais, et tout à coup, je me retrouvais figée sur place, venant de recevoir un coup de poing au ventre. Tout à coup j’étais de retour en France. Mon corps était à l’angle de Christophe-Colomb et Jean-Talon, il continuait d’aimer être là et ma main avait toujours envie de pincer mon avant-bras pour me prouver qu’un rêve se réalisait enfin… mais tout le reste de moi était ailleurs, dans ce que je ne sais plus appeler autrement que mon autre pays.

C’est que dans mes écouteurs, la séduisante voix voyoute de Thomas Fersen venait de retentir, et qu’il essayait avec un charme enrageant de convaincre Élisabeth qu’il allait cesser de lui poser des lapins, qu’il fallait qu’elle lui donne une autre chance, qu’elle soit patiente, qu’elle cesse de faire la tête, Élisabeth. (Elle l’attendra jusqu’à entrer au couvent, la pauvre, où il viendra tenter de lui faire son numéro de nouveau, « Que t’es jolie sous la cornette/non ce ne sont pas des sornettes… Fais pas la tête, Élisabeth »…)

J’étais soudain de retour en France, à l’amphithéâtre romain de Fourvière, dans un célèbre festival musical et artistique lyonnais, dans les gradins de pierre, avec l’homme de ma vie, au concert de Thomas Fersen. C’était avant la naissance de mon fils. Avant les attentats. Avant bien des déceptions et bien des surprises merveilleuses, à une époque où je ne me doutais pas le moins du monde que j’aurais un jour envie de repartir. J’étais là pour la vie. Thomas Fersen était magnifique. L’écouter assise sur les gradins d’un amphithéâtre dont on situe la construction 15 ans avant Jésus-Christ, à la belle étoile, avait la saveur de ces découvertes qui vous font mesurer que vous auriez tant raté de la vie si vous étiez restée chez vous, sans jamais surmonter votre peur d'aller à la découverte du monde.

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Rentrée depuis trois semaines et après douze ans à être une immigrée au Pays des droits de l’Homme, je me rends compte que je suis pour ainsi dire en convalescence, ou en voie de guérison… mais les plaies d'animal malade que je dois lécher ne sont pas seulement les blessures subies lors d’une expérience finalement assez ordinaire de l’exil (avec ses miracles et ses épreuves)… ce sont aussi les plaies de celle qui doit composer avec deux douleurs consécutives, qui sont intimement liées à deux joies : joie de rentrer chez soi après en avoir eu assez d’être l’immigrante québécoise à nom et à gueule d’arabe en France, et douleur de se rendre compte qu’on a laissé, là-bas, là où l’on a été l’immigrée, des choses, des lieux, des musiques, des moments, des personnes qui ont contribué à faire de vous celle que vous êtes devenue : plus forte, tellement moins couarde, abîmée mais guérie. J’ai ramené avec moi, en terre natale, des cicatrices qui sont d’anciennes blessures que des amis français ont soignées. Je les aime (les cicatrices, et les amis). J’ai également ramené avec moi, sur moi, en terre natale, les cicatrices de l’arrachement à ceux que j’aimais et à une terre que je considérais comme mienne. Tout bien vérifié, quitter la France n’a pas été et ne sera pas moins douloureux qu'il l’était de quitter Montréal pour immigrer à Lyon, en 2005.

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La musique m’a toujours été, même avant les années en France, nécessaire. Marcher écouteurs vissés dans les oreilles, avec la compilation du moment (en France on dirait la playlist), je le fais depuis des décennies. Lorsque je vivais en France, j’avais une playlist que j’ai bien sûr ramenée avec moi au Québec aussi, et dans laquelle il y avait les chansons pour affronter la peur, la frustration, la colère, la tristesse, et les chansons pour porter la joie, l’espoir, l’exaltation. Ça semble un peu cucul, mais c’est vrai.

Ainsi, pour lutter contre la peur de prendre les transports en commun, de sortir, de continuer à faire ma vie pendant la dernière période qui a vu la France frappée par plusieurs attentats, c’étaient Don’t Stop Believin’ de Journey ou Tonight We Fly par The Divine Comedy. J’ai découvert ce groupe irlandais et son leader, magnifique Neil Hannon, grâce à mon amie Anne. Peu avant de quitter la France pour rentrer au Québec je suis allée les voir en spectacle avec elle près de Lyon. La musique de la Divine est donc pour moi triplement chargée : une des amies les plus proches que j’aie, que j’ai connue là-bas et que j’aurais donc ratée si je n’avais pas immigré, qui manquerait à ma vie, m’a fait découvrir un groupe qui a donné le premier spectacle auquel j’ai été capable d’aller après les attentats de Paris. Avec elle j’ai surmonté ma peur. Aujourd’hui, quand j’écoute la Divine Comedy en marchant dans les rues de Montréal, mon cœur se serre, et s’entremêlent en moi le bonheur d’avoir eu la chance de rencontrer Anne, et la tristesse d’être désormais à un océan d’elle.

Don’t Stop Believin’ de Journey, kitschissime pièce redécouverte dans la série Glee que je regardais là-bas pour combler ma carence d’Amérique, est désormais, quand je l’écoute en marchant dans les rues de Montréal, la pièce qui me rappelle comment j’ai surmonté des épreuves en France grâce à une musique qui venait de ma vie montréalaise et me rappelait mon adolescence québécoise…

Et maintenant, me voilà de retour chez moi, en retrouvailles merveilleuses avec des lieux, des odeurs, des saveurs et surtout des personnes dont l’absence a été une douleur persistante ces douze dernières années. Une nouvelle playlist va commencer à s’élaborer, qui sera toujours associée à ces moments, au bonheur d’être de nouveau près d’eux, playlist au sein de laquelle se glisseront donc Thomas Fersen ou The Divine Comedy, ou Benjamin Clementine, Michael Kiwanuka, et ainsi de suite, associés à mes années en France et dont j’aurai besoin pour bercer une nouvelle nostalgie… La nostalgie inattendue et puissante de l’expat qui revient au bercail. Et j’écouterai aussi, par exemple, la trame sonore de La La Land en boucle, dernier film que je sois allée voir au cinéma avant de quitter la France, pendant le visionnage duquel j’ai eu le cœur serré d’impatience parce que je n’avais qu’une envie : vite rentrer à Montréal pour en parler avec Marie-Hélène, l’amie de toujours avec qui nous avions développé, dans une autre vie, un projet de comédie musicale pour le grand écran qui n’a pas encore pu voir le jour… Nœud d’émotions inextricables qui me disent que l’immigration m’a rendue… plus vivante.

Et je ne parle pas de Nick Drake, de John Martyn, de The Cure et de Bowie, que nous écoutions pendant des heures en buvant des verres avec mon grand ami Andrew, connu dans le cadre du Book Club créé par ma pote Nicki pour qu’une bande d’anglos (-philes et -phones) ne perdent pas leur lien à la culture anglo-saxonne. Club de lecture où j’ai rencontré Liz, Andrea, Claire, Paul, et les autres. Club de lecture dont les soirées étaient bercées par l'amour de la littérature, et arrosées de vins exquis et du rire des expats qui se retrouvent et rigolent de leur situation plutôt que (pour ne pas) en pleurer. Ces soirées ont été des remparts, toutes ces années.

Le lien entre les oreilles et le cœur d’un expat mélomane : labyrinthe rhizomatique dont les branches mènent toutes à la possibilité d’une madeleine.

Et je pourrais écrire des pages et des pages pour en parler. La France me manque, plus que je ne l’aurais jamais cru. Ce sont les musiciens que j’aime qui me l’ont soufflé à l’oreille. « Tu es rentrée chez toi, mais tu as aussi quitté chez toi. Tu seras désormais chez toi à deux endroits, mais l’absence d’un de ces deux chez-toi te suivra toujours. Rassure-toi, nous serons là. Rassure-toi, tu porteras toujours avec toi le chez-toi qui te manque. Home is where the music is. »





vendredi 28 juillet 2017

Bilan dans l’antichambre (Carnets d’un retour au Québec – 1)

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…il était écrit désormais que l’anéantissement de Charlie Hebdo n’avait été qu’un prélude, et que les jours de la France ne s’écouleraient plus jamais aussi paisiblement, du moins avant de nombreuses années.
Aude Lancelin, Le Monde libre, éd. Les Liens qui Libèrent, 2016.

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Dans quelques jours, je vais quitter la France, où j’ai immigré en 2005. Aujourd’hui même, c’est le douzième anniversaire de mon départ de Montréal. Et dans quelques jours, il y aura ce grand bouleversement qu’est, paraît-il, le retour au pays natal après des années à vivre un rapport au monde entièrement différent, difficile et sans cesse nouveau, usant et infiniment enrichissant, bref nourri de toutes ces contradictions qui irriguent cette chose compliquée qu’on appelle «altérité».

En douze ans, en France, qu’est-ce que j’en ai vu, des choses que je n’aurais jamais vues en étant restée au Québec !… ou même en ayant fait beaucoup de voyages et de tourisme, d’ailleurs. Car être en vacances ou en séjour exploratoire dans un pays, je l’ai bien compris et vécu, n’est pas la même chose que de tenter de s’y installer, s’y inscrire, s’y creuser des racines.

J’ai vu des choses que je n’aurais jamais vues d’une part parce que je reste convaincue qu’elles n’existent pas de la même façon ailleurs (et surtout pas au Québec), et d’autre part parce que quand je vivais au Québec, je n’avais pas les mêmes yeux.

J’ai vu l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy et quelque chose qui, me semble-t-il, était le signe net qu’était bien enclenché ce qui nous arrive maintenant, ici et ailleurs. J’ai vu que la population semblait se résigner désormais à être dirigée par un roitelet clinquant et sur-médiatisé accompagné d’une caste, petit cercle friqué qui non seulement n’avait aucune idée des luttes de ceux qu’elle percevait comme ses sujets, mais qui même en voulant faire croire qu’elle s’en préoccupait, finissait toujours par dévoiler malgré elle le plus honteux et indécrottable mépris de classe. (J’ai vu trois présidents depuis que je vis ici, et ceux qui ont suivi N. Sarkozy n’en sont pas exempts; ni ceux, ministres et conseillers divers, qu'ils ont désignés pour diriger le pays avec eux.)

J’ai vu des Préfectures et un système d’accueil des immigrés parfois dignes d’une république bananière, faits et conçus pour décourager même les meilleures volontés et pour dégoûter les plus amoureux de la France, dans le cadre desquels on va par exemple vous expliquer que votre doctorat en littérature française de l’Université de Montréal et les nombreux ouvrages que vous avez publiés en français (dont certains avec des presses universitaires françaises) ne constituent pas la preuve que votre niveau de maîtrise de la langue égale celui d’un collégien français de 14 ans, qu’il faudra vérifier tout ça en prenant des cours et en passant un examen (à vos frais), parce que l’Université de Montréal (ou de Tunis, ou de Dakar), faut pas déconner, ne sont pas des institutions françaises de France… (C’était à la fin du mandat de Nicolas Sarkozy, et ç’a duré plusieurs mois.)

J’ai vu de mes yeux, vu, et déambulé dans, des bidonvilles, des vrais, comme dans les films et les photo-reportages, j’ai visité des squats, et des campements sauvages sous des ponts ou des bretelles d’autoroute, dans des parcs ou des usines abandonnées, parfois en plein hiver, j’ai été invitée pour le café fait sur un feu de bois, accueillie par des gens qui y vivaient, j'ai tenté de les aider à inscrire leurs enfants à l’école, noué des liens avec certains d’entre eux, je suis même devenue la marraine du bébé d’une de ces personnes. Aujourd’hui je n’ai toujours pas trouvé comment changer cet état de choses, même en m’associant à d’autres et en formant des groupes de lutte. La tâche semble impossible, infinie, désespérée. Aujourd’hui j’ai accepté que je ne peux qu’agir à ma toute petite échelle, par des gestes dans le quotidien qui sans doute peuvent paraître dérisoires de l’extérieur – et peut-être, au-delà, au mieux, à l’échelle de ceux qui voudront bien me lire.

J’ai vu, en m’y engageant et en tentant d’y prendre part, la tradition de lutte citoyenne incroyable qui, sans doute plus que tous les oripeaux, prétentions, gesticulations, cocoricos et dorures, m’a férocement attachée à ce pays, liée à lui de manière irréversible.

J’ai lu beaucoup d’auteurs contemporains d’ici, essayistes et penseurs engagés, journalistes qui vous redonnent envie de croire en la profession, certains avec qui j’ai pu échanger et qui m’ont soutenue, d’autres que je ne rencontrerai jamais et qui ne sauront sans doute pas combien leur compagnonnage m’a été vital.

J’ai vu les attentats.

J’ai vu dans les médias ce que tout le monde a vu, les événements eux-mêmes et les grandes manifestations… mais j’ai aussi vu ce que cela a pu inscrire dans le tissu du quotidien de mes amis, de mes voisins.

J’ai vu ce que c’était d’avoir peur de prendre le métro, d’aller dans quelque foule que ce soit, de passer une soirée en terrasse au centre-ville, de laisser son gamin à l’école tous les jours et de se morfondre une partie de la journée dans la crainte que ce jour-là, « ils » décident de s’attaquer à « nos » enfants. La crispation au son de chaque sirène de police ou d’ambulance. L’œil toujours à moitié fixé sur les actualités, au cas où… J’ai vu les nouvelles habitudes de comportement, basées sur une stratégie de l’évitement forcément inutile et illusoire, des uns, et l’obstination des autres à braver le danger et à ne pas « les » laisser pourrir nos vies.

J’ai vu ces personnes échanger autour du fait que tout différents que soient nos comportements, ils procèdent de la même douleur, du même sentiment d’une perte d’innocence irrémédiable.

J’ai vu les visages au lendemain des événements, les regards de douleur et de solidarité entre voisins ou inconnus croisés dans les rues et les transports en commun. J’ai vu la peur et la colère de beaucoup devant les gesticulations belliqueuses de nos dirigeants (qui avaient, eux, la chance de se savoir en permanence protégés par gardes du corps, vitres blindées, isolement dû au pouvoir), devant leur incapacité à se poser pour analyser les sources et les conditions qui ont permis l’arrivée de l’horreur, la nature de cette horreur et le fait qu’elle avait été au moins partiellement fabriquée ici, chez nous, mais aussi là-bas, là où se jouent depuis longtemps des scènes de guerre et de violence dans lesquelles nos sociétés sont impliquées, toute enflées de leurs prétentions colonisatrices et dominatrices déguisées en grands élans libérateurs... Et nous, citoyens, impliqués par procuration et sans avoir eu notre mot à dire, nous qui voudrions que cela cesse voire que cela n’ait jamais eu lieu, nous qui en vivons une partie des conséquences, aussi démentes et terrifiantes et monstrueuses soient-elles, sur les terrasses ou dans les rédactions de journal, lors d’une fête pour un feu d’artifice, dans une petite église de village, et bientôt ailleurs ? Où ? Quand ? Comment ?

J’ai vu les divisions, les boucs-émissaires pointés du doigt par des hommes politiques dont je ne sais même pas s’ils croyaient ce qu’ils disaient, s’ils ne disaient pas ce qu’ils disaient au sujet des musulmans, des étrangers, des jeunes des banlieues, etc., non pas parce qu’ils le pensaient mais par pure stratégie électoraliste.

J’ai vu Marine Le Pen aux portes du pouvoir en conséquence de tout ce bordel et de la vacuité idéologique et intellectuelle de nos dirigeants.

J’ai vu de l’intérieur qu’il est vrai que de stigmatiser un groupe peut provoquer une sorte de recroquevillement sur soi, une sorte d’adoption de l’identité et de l’étiquette qu’on lui colle, et finalement d’appropriation désespérée de cette étiquette pour la brandir avec fierté. C’est, notamment, en France que je suis devenue fière d’être « une Arabe », moi qui m’étais toujours vu comme une Québécoise et qui ne pensais à peu près jamais à mes racines tunisiennes. Pour ça je remercie le racisme ambiant, tout en m’en inquiétant, et en en souffrant.

J’ai vu que les propos d’Edwy Plenel, selon lesquels le plus fort des moteurs d’intégration d’un immigré était l’engagement politique et social, étaient on ne peut plus justes. L’engagement est désormais fiché en moi, il le restera lorsque je serai de retour au Québec, lié à un nouveau pan de mon identité, car une part de moi est désormais française et le restera toujours – n’en déplaise à la Préfecture !

J’ai vu que j’avais peur de rentrer au Québec porteuse de tout ça, porteuse d’avoir vu ce que j’ai vu ; peur du choc que cela entraînera, et peur que derrière la douceur de vivre dont je ne suis pas certaine que tous là-bas prennent bien la mesure (il faut l’avoir quittée pour s’en rendre vraiment compte), se pointe la déception la plus amère.

J’ai vu que si je vois qu’au Québec on reproduit les gesticulations politiciennes et manipulations dangereuses que nous voyons mener la France au bout du gouffre, je serai intraitable, que je m’engueulerai avec des gens – qu’en cela on dira peut-être que je suis devenue «une Française» car ici j’ai appris la passion du débat, selon une tradition dont on me dit qu’elle me manquera à mon retour en terre natale, où elle est peu goûtée, et parfois perçue comme une forme de violence.

J’ai vu que peut-être, je serai étrangère chez moi désormais, étrangère partout.

J’ai vu tout ça dans l’antichambre qu’est devenue ma vie ces jours-ci, pas encore partie, pas encore rentrée, comptant les jours. J’ai vu tout ça et j’essaie de me dire : « Calme-toi, paniquer ne servira à rien. Rentre, et tu verras bien. »